lundi 24 juin 2013

Yves Julien Pescheur : « je suis devenu en 7 ans un Amazigh de cœur, un homme libre »


 Yves Julien Pescheur est le gérant de la société des éditions franco- berbère (Sefraber )  qu’il a fondé en 2006 avec son ami Mohamed Lounnas  , ce grand amateur de la culture berbère n’a ménagé aucun effort pour  promouvoir la culture berbère sous tous ces aspects et mieux la faire connaitre auprès du public francophone dans le monde.
Sacrifiant la vie indolente et tranquille du retraité, M. Pescheur assure seul le fonctionnement de l’édition après le départ de son associé,  au four et au moulin, il gère tout lui même, de la mise en page jusqu’à la commercialisation dans un secteur du livre algérien en grande difficultés.
Véritable ambassadeur du livre berbère, M. Pescheur sillonne le monde entier pour faire découvrir  la richesse de la culture berbère.
Il nous a obligeamment accordé cet entretien.

-   Pouvez-vous vous présenter en quelques mots à nos lecteurs ?

Yves Julien
Pescheur : je suis né le 11 Juin 1941 à Echenoz-la-Méline, un petit village de Franche Comté,  j’ai  donc connu  dés ma naissance, la peur, le  tocsin, les  abris, les  bombes, le rationnement alimentaire, et la libération.
 Mon parcours professionnel est passionnant :  employé  à  la  SNCF  à l’âge de 16 ans  car je n’aimais  pas les études et mon père, un manuel, ne m’avait pas laissé le  choix : ou tu fais  des études  ou  tu travailles ! J’ai donc  choisi  le travail, et je suis resté 12 ans  à la SNCF  gravissant  les échelons dans les  gares pour  terminer  modeste employé à la Direction Générale à Paris.  C’est là que j’ai vécu  les événements de Mai 1968. Conditionné  dans mon enfance par la famille  et la  religion  j’étais naturellement  gaulliste, mais en  quelques  mois  j’ai compris que la  vie ne se décidait  pas  au moment  de  la naissance,  qu’elle se  construisait  à partir  des  richesses  des différences.
La découverte  du désert  et les évènements de Mai 1968 en France, sont deux  facteurs  qui m’ont permis de larguer les amarres,  vis-à-vis  de ma religion d’une part , et des principes acquis par la  force des  habitudes  et de la pression  familiale dès la  naissance d’autre part.
J’ai donc démissionné  de  la SNCF pour faire de la comptabilité, et  en 1971, j’ouvrais mon  cabinet de Conseil Fiscal à Dijon.  J’ai exercé une  dizaine  d’années. J’ai ensuite opté pour une carrière dans le secteur sanitaire et social comme directeur de maison de retraite médicalisée  et à l’âge de 50 ans  j’ai suivi  pendant  3 ans  les formations  qui préparent  au CAFDES. 
 On ne peut pas  comprendre  mes motivations  actuelles  sans  connaître ces parcours atypiques.

- Vous aviez découvert l’Algérie très jeune, lors de votre Service militaire , comment a été la rencontre ?


Yves Julien Pescheur
 : Appelé  du contingent en 1961,  je  suis un des derniers méharistes de l’armée française. En Octobre 1961, je découvre le grand  erg oriental à El Oued et très vite c’est à Bir Ben Douiem que  ma  tête  éclate, cette époque  constitue  ma renaissance.  Une  grande  chance, qui m’a permis  de vivre  pendant 18 mois  dans le désert  avec 70 algériens qui ne parlaient  pratiquement pas  français. J’avais 20 ans, j’ai vécu  comme un  nomade, sans jamais me servir de mon arme.
En 1968  je  fais partie  des premiers échanges  entre  jeunes algériens-algériennes et  français-françaises. Séjour de 3 semaines  dans l’Est  Algérien  où je découvre l’autogestion  et la  commune : systèmes  mis en place par le FLN et le Président Boumedienne.
Les années s’enchaînent,  je  passe pratiquement  toutes mes vacances en Algérie  jusqu’en 1989.
Années  merveilleuses  où je découvre  par exemple le Rêve Bleu de Safy Boutellah  au monument de Riad El Fath en 1988.
 J’ai  beaucoup  souffert  des 10 années  qui  ont suivi, pendant lesquelles  je ne suis pas revenu en Algérie, mais  en  échange  je faisais près de 20 hébergements  chaque année pour des amis (es) algériens.

-   Comment  monsieur Yves Julien Pescheur  a-t-il découvert la culture berbère et pourquoi  un tel intérêt ?
Yves Julien Pescheur : En 2005,  je suis en  retraite,  je  vis  très mal la rupture  de mon rythme  de  vie, C’est  à cette date  que je  rencontre un  kabyle de Draa el Mizan, c’est  lui qui m’a ouvert les portes de  fer de  Kabylie. Bien  que mon parcours  dans le Nord  de l’Afrique existait depuis  40 ans, J’ignorais  tout  des  civilisations  berbèro-imazighen, Ce  fut  un  grand  choc  de constater  qu’en France, où résident au moins 6 millions d’Algériens, nous ne connaissions pas  la  vie  des anciens Numides et de leurs différents envahisseurs.  Pendant près  d’un an,  je m’entretenais  chaque vendredi  avec Mohamed  Lounnas,  lui  dans  son  cyber  et moi dans  ma maison, c’est lui  qui  me demanda  de lire Mouloud Ferraoun, et c’est lui qui me dresse le  tableau noir de la diffusion de la littérature amazighe,  et des difficultés  qu’elle a pour  s’exprimer. Dès  la  fin de 2006, je lui propose de venir  à Tizi Ouzou pour  rencontrer des auteurs  à la recherche  d’un éditeur. 

C’est à ce moment que l’idée de la création de  «  La Société des Éditions Franco-Berbères (SEFRABER) »  s’est imposée ?

Yves Julien Pescheur : Oui, la  rencontre  s’est passée à l’Hotel Lalla Khadidja de Tizi Ouzou, et je découvre l’ampleur du travail  à faire.
Les auteurs kabyles me font part de leurs  difficultés pour être  édités : les  éditeurs algériens  travaillent peu ou pas  du  tout  à compte d’éditeur, le marché  est  essentiellement  consacré  aux  livres à caractère religieux. Tamazight  a  été  interdit pendant  des décennies. Ces constats  m’amènent  à proposer  à Mohamed Lounnas une  association,  nous  créons Sefraber en France  fin 2006.
Dés 2006,  nous mettons en place la ligne éditoriale  de Sefraber :
-A l’époque de la création de Sefraber,  on constate  que le recensement  de la population en Algérie en 1966 établit une proportion de locuteurs en tamazight   à 18,6 % de la population  soit  près de 3 millions de personnes, actuellement l’Algérie  compte 34 millions  d’habitants  et on estime  que les locuteurs en tamazighs représentent 10 millions de la population ( Salem Chaker aujourd’hui- INALCO )
 -En France, on peut raisonnablement penser que le nombre de berbérophones se  situe entre 1,5  et 2 millions de personnes  composées pour 2/3 de berbérophones d’origine algérienne  et pour 1/3 de berbérophones d’origine marocaine.
 -Toujours en France, les candidats à l’épreuve  facultative orale de langue berbère  au bac sont passés  de 30 à 40 candidats  en 1978-1979 , pour devenir une  épreuve facultative  écrite depuis 1995  , regroupant plus de 2250  candidats en 2004.
  La poésie Berbère est essentiellement lyrique, associée à la musique et à la danse.
  Les Berbères chantent tous les travaux quotidiens, toutes les cérémonies de l'existence, les fêtes et les pèlerinages,  les  berceuses de l'enfance, les jeux et les comptines, les thrènes de la mort. Tous les thèmes de cette poésie  sont simples,  vrais  et humains :
 L'exil , la mort ,  Dieu , la tendresse maternelle.
 Et c'est par là que cette littérature " locale" qui ne  cherchait pas  à être littéraire, s'inscrit tout naturellement dans le patrimoine  de la littérature universelle. 
  Sefraber  souhaite  revisiter cette poésie,  et  la présenter  à  son lectorat en France, mais aussi en Algérie et au Maroc et pourquoi pas en Tunisie,  sous une  forme originale  bilingue, participant  ainsi aux efforts des grandes associations nationales de Berbères qui souhaitent  faire vivre la culture berbère comme une  culture de France.
- Nous  nous  adressons à tous les auteurs berbères qui ont des difficultés à  publier leurs œuvres.
- Permettre à tous ceux qui se reconnaissent de ces régions douées d’une forte identité historique, politique et socio-économique, d’accéder à nos parutions.
- Montrer, dire et raconter la  culture Berbère, par des travaux d’auteurs et les archives des collectionneurs.
- Nous portons autant d’importance aux documents, aux photographies, qu’à l’écriture.
- Découvrir, par le biais des témoignages humains, les études et écrits historiques, mais aussi les archives photographiques, la vie de ces communautés dans les villages et cités.
- Réunir les historiens, les amateurs, les collectionneurs, les documentalistes qui travaillent sur leur patrimoine et leur environnement.
- Donner naissance à des ouvrages de qualité sur leurs divers héritages : historique, culturel, politique, humain, communautaire, social et économique, dans une démarche artisanale à laquelle nous souhaitons faire adhérer les auteurs publiés.
- Mettre à la portée du public, sous une forme éditoriale originale et attractive, tous les aspects de la vie et de l’histoire des peuples berbères.
- Diffuser les œuvres des auteurs. Communiquer leurs travaux avec l’aide de la presse et des médias.
- Organiser des dédicaces, participer aux  Salons et Fêtes du livre et créer des événements phares.
Dès 2006, Mohamed Lounnas  et moi-même  étions  conscients que  fonctionnant essentiellement  avec des auteurs  kabyles, nous devions rester à l’écoute des autres peuples  berbères c’est  pourquoi  nous  avons  choisi  délibérément  l’appellation  Franco-Berbère, et  ce n’est  qu’en 2012  que  nous éditons  le premier livre d’un marocain-amazigh.
A partir de 2010,  nous précisons que Sefraber  s’adresse  aux  auteurs berbères et  arabes.


Comment jugez-vous le bilan de la Sefraber ? Les objectifs sont-ils atteints ?
Yves Julien Pescheur : nous  avons mis  la  barre  trop  haut, aucun  objectif  n’a  été atteint, que ce soit   en France ou en Algérie, et depuis 3 ans, Mohamed LOUNNAS a  quitté la co-gérance me laissant  seul pour  réaliser  tous les  travaux  d’une  micro entreprise  de la mise en page des livres  à la commercialisation.
-   L’absence de lectorat  a pour conséquence le  désintérêt des libraires  qui devraient  pourtant  être le maillon  fort  de la  chaîne.
-   L’arrivée  du numérique en  force, avec les tablettes ;  il faut savoir que nous sommes en occident en pleine  révolution  culturelle. Par  jour : Amazone vend 250 livres numérisés  et seulement 100 livres papier !
-   Des réseaux  de distribution qui s’adressent  au  quantitatif plus  qu’au qualitatif,
-   Des auteurs  de plus en plus  nombreux et exigeants, qui sont  complètement passifs  face à la situation.
Face à ces défis j’ai décidé depuis 2013 d’être présent  chaque  fois  que  le  livre était  supporté  par une manifestation culturelle.  Ainsi  j’étais  à Genève  début Mai et les ventes  ont été conséquentes. En Juin , j’ai participé à deux manifestations  organisées par le consulat d’Algérie à Besançon.  Ce mois  ci  je suis en Algérie pour les Raconte-Arts  des Ath Yenni . Je serai  à Tunis  en Octobre pour le salon  du Kram  qui dure 11 jours, puis  à Alger début  Novembre  au  SILA, puis  à Besançon en Novembre pour un salon régional.
On m’a  accusé  de  faire  mon fonds de commerce  avec la  culture Berbère,  ça  m’a  beaucoup  amusé, moi qui  ai vendu ma maison en France et investi  mes retraites  pour le livre amazigh ! à ce point  de l’imbécilité  ça ne m’a même pas  mis en colère !  Je  souhaite  m’arrêter dans 3 ans.  
Tant que mon associé  habitait en Algérie, le  siège était à Tizi Ouzou, maintenant que je suis  seul gérant, autant passer  ces  3 années  dans un  environnement idéal, et Bejaia est une  ville d’exception, avec un aéroport, la mer la montagne  une  activité  culturelle évidente, et une  qualité de  vie certaine.

-   La Sefraber  a déjà publié des auteurs chaouis ? est-ce que cela est possible dans l’avenir ?
-   Yves Julien Pescheur : nous  avons  probablement  été considérés ( à  tort ) comme éditeur  kabyle, mais  les  écrits  restent  et depuis  2006  nous  avons  bien  précisé  que  nous nous adressons  à  tous les  auteurs  Berbères, et je  suis devenu  en 7 ans  un  Amazigh de  cœur,  c’est  à  dire un  homme libre, je   reçois  souvent  des manuscrits  sans  connaître  la région d’origine de l’auteur, il n’est pas impossible  que  j’aie  reçu des manuscrits  d’auteurs  Chaouis  qui  sont  encore en  attente. En  tous  cas le message est clair, Sefraber  est  naturellement une  maison d’édition  d’auteurs Berbères  sans exclusion !

-   Un dernier mot ?

   -   Yves Julien Pescheur : Visiblement tamazight est  foutu pour la  génération des quadras quinquas et plus  qui trouve  bien des  milliers de dinars pour  acheter de la  bière  mais  qui  ne trouve pas  500  dinars pour acheter  un livre.  C’est  son choix !  N’en parlons plus…
A mon avis  nous  devons nous adresser  aux  enfants et  revisiter  les livres  de  contes et  les  fables  et  introduire une  bonne  dose de BD. Nous devons éditer  en  bilingue  et  le plus  souvent possible en trilingue. Enfin  s’agissant  de livres  pour enfants, nous  devons  tenir  compte  des  besoins  des enseignants  donc  instaurer le plus rapidement possible  un  dialogue  avec  eux. Ce n’est pas  à  nous  de  dire  ce  qui est bien ou mal  pour le livre para scolaire.
J’ai trois  ans pour mettre en place ces  projets, et pour  assurer  la pérennité de Sefraber. Je  continuerai  de le  faire en m’appuyant  sur tous les auteurs, en collaborant dans une relation gagnant/gagnant  avec mes collègues  éditeurs locaux et algériens, avec les libraires  et  avec  toutes les associations  culturelles qui se donnent  du mal pour la  culture amazighe.



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